• Follement vivant !

     Follement vivant !

     

    Follement vivant !Philippe Claudel :

    L’écriture est une fabrique intérieure. J’ai écrit pour moi puis pour les autres, pour charmer mon éditeur et voir des lecteurs heureux ; c’est devenu un plaisir et cela m’a fait comprendre que l’écriture est un acte collectif.
    Notre société individualiste, anxiogène, a besoin de littérature pour prendre conscience de ce qu’est une communauté humaine. Nous sommes invités à une table d’hôte universelle où la littérature nous fait devenir plus humains.

    Vous avez réalisé des films également. Est-ce un plaisir différent ?

    Au cinéma, on est toujours vers le devenir du film, dans l’attente. Le livre, lui, échappe à une temporalité frénétique. On peut faire des pauses, revenir en arrière... L’auteur met en place un univers qu’on parcourt comme on veut. L’immédiateté du monde n’est pas obligatoire en littérature. On peut prendre le temps, flâner.

    L’ile indonésienne de votre roman existe-t-elle vraiment ?

    Oui, au Sulawesi, c’est une ile où tout tourne autour des morts. La mort est un sujet de conversation permanent. Lorsqu’un jeune enfant meurt, on creuse un arbre très gros où il est enseveli. On attend que l’arbre se referme et l’emmène dans sa vie, sa croissance. Cela m’a fait me poser la question de la place de nos morts dans nos sociétés. Nos moments enfuis ne demandent qu’à revivre comme nos lectures nous le permettent.

    Notre société a changé son rapport à la mort ?

    On ne prononce plus certains mots (mort, cancer...) On parle de fin de vie, de longue et pénible maladie... Notre rapport aux choses change, on se met des œillères. Peut-être à cause des progrès médicaux. A l’époque de Montaigne, on est environné par la mort : maladie, famine, guerre... et le rapport était très différent. La mort faisait partie de la vie quotidienne.
    Aujourd’hui, on le refuse. Comme la médecine nous donne la possibilité de vivre mieux et plus vieux, on est choqué par la mort. On n’apprend plus à mourir comme disait Montaigne. On ne jouit plus de la vie non plus. Et mon livre invite à cela, à célébrer la vie.

    Faire semblant que la mort n’existe pas n’est pas la meilleure manière de faire. La différence est de trouver l’équilibre entre vie, maladie, mort. On établit un rapport de confiance pendant notre vie avec son corps... mais on ne se pose pas la question de « pourquoi tombe-t-on malade ? » Est-on programmé ? Est-ce parce qu’on se détourne ?
    On apprivoise notre corps pendant des années mais peu à peu il change, devient inamical. On ne peut pas en sortir. On se sent trahi. Or c’est la marche du temps. Il est donc important de préparer notre esprit à ces changements et de les accepter.

    Ce livre est aussi une histoire d’amitié.

    L’amitié est un thème assez rare en littérature. Ici j’avais envie de reprendre cette thématique. Je me suis inspiré de ma relation avec mon éditeur, décédé aujourd’hui. Nous vivions une « Amitié de mots » fondée sur des conversations. Cette intimité est née au fil du temps.
    Ce rapport créatif montre le rôle essentiel de certains amis de l’ombre qui nourrissent notre imaginaire. La culture est présente dans mon livre. Elle est autour de nous et peu en prennent conscience. Elle nous façonne aussi. Certaines personnes, certaines œuvres sont importantes dans nos vies. Dans mon roman, Eugène qui va bientôt mourir rencontre ainsi quelqu’un qui a été très important dans sa vie. Le livre tente d’explorer le lien qu’il y a entre ceux qui créent et ceux qui permettent la création, les producteurs, les éditeurs... Il réfléchit sur ce lien singulier qui unit deux personnes pour arriver à réaliser un livre ou un film. Ce livre est une sorte d’arbre de Toraja où j’emmène ceux qui me sont chers et ont disparu.

    Il y a aussi beaucoup de réflexions sur le corps de l’autre, l’autre sexe.

    Oui, j’ai voulu coucher sur papier une réflexion sur la différence des cœurs et des corps. Et je parle des femmes car ne pas être en rapport avec l’autre moitié de l’univers ampute l’humanité de toute sa richesse. (je parle des hommes et des femmes).

    J’ai voulu un livre optimiste et vivant sur la mort.
    Quand on sait que ses jours sont comptés, il faut rester dans l’appétit de la vie. Ca me glace d’entendre certains ne plus faire de projets, ne pas savoir ce qu’ils vont faire demain. On peut réinventer sa vie, se créer des découvertes, des émerveillements. L’anxiété ne doit pas nous raboter.

    2015 fut une année tragique. J’en suis conscient, comme tout le monde. Mais ce qui m’a énervé c’est le ressassement des télévisions. Quand on écoutait les infos, cela tournait en boucle. On ajoute de l’angoisse à l’angoisse. Et pareil avec les commémorations. On peut tirer de la lumière de l’horreur.

    On peut mettre de côté notre égoïsme, être dans l’être et plus dans l’avoir pour en tirer la lumière. Le sursaut de vie ne peut être immédiat après la maladie ou la mort. Mais après le deuil, il faut surmonter le désarroi et choisir entre rester dans la mort ou être vivant. Peut-être plus intensément.

    La cour de l’immeuble, dans votre roman, est-elle une sorte de passage ?

    Il y a une cour d’immeuble d’où le héros observe sa voisine à la dérobée. Il y a une distance, une mise au point : c’est la symbolique de nos vies = être proche de l’autre sans être envahissant, adopter la bonne distance. C’est effectivement une sorte de passage symbolique aussi : le héros est dans un refus de l’avenir, dans un espace temps suspendu.

    Ce que je voulais montrer c’est que le bonheur n’est pas à chercher obstinément au loin. C’est un ensemble de petites choses positives, de parcelles de vie, de joie, d’émerveillement, d’émotions à trouver en nous et dans tout ce que le monde recèle de bon et de beau.

    Eugène, le héros, est solitaire et malheureux, toujours entre deux amours, et doit apprendre à vivre avec les autres. Il se pose des questions par rapport à son corps et ne se donne plus le droit d’aimer. C’est un « mort-vivant », une personne qui n’éprouve plus de plaisir, ne s’enthousiasme plus de rien. Cette attitude est une attitude d’homme riche, blasé. Nous oublions notre chance de vivre dans nos sociétés en paix, à la sécurité sociale, aux besoins alimentaires rencontrés...

    Quand je vois la hargne de certains face aux migrants, je me dois de leur rappeler que dans les années 70, les boat people ont été dix fois plus nombreux à s’échouer et sont venus enrichir la France. Quittons nos égoïsmes forcenés et parlons vie, amour, espoir. L’autre n’est pas un agresseur potentiel mas il peut emplir notre vie et l’illuminer.

    Follement vivant !

    L'arbre du pays Toraja, Philippe CLAUDEL, Stock

     

     

     

     

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  • Commentaires

    1
    Misstrip
    Jeudi 3 Mars 2016 à 20:33

    J'aime beaucoup ce que fait Ph. Claudel. Tu me diras si tu as aimé son dernier roman... Cette interview donne en tout cas envie de le lire.

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