• Au revoir là-haut, Pierre LEMAITRESur les ruines du plus grand carnage du XXe siècle, deux rescapés des tranchées, passablement abîmés, prennent leur revanche en réalisant une escroquerie aussi spectaculaire qu’amorale. Des sentiers de la gloire à la subversion de la patrie victorieuse, ils vont découvrir que la France ne plaisante pas avec ses morts…
    Fresque d’une rare cruauté, remarquable par son architecture et sa puissance d’évocation, Au revoir là-haut est le grand roman de l’après-guerre de 14, de l’illusion de l’armistice, de l’Etat qui glorifie ses disparus et se débarrasse de vivants trop encombrants, de l’abomination érigée en vertu.

    Mon avis :

    « Je te donne rendez-vous au ciel où j’espère Dieu nous réunira. Au revoir là-haut, ma chère épouse »
    Ce sont ces mots écrits par Jean Blanchard, en décembre 1914, qui ont donné le titre au dernier roman de Pierre Lemaître. Et un fait réel, le scandale des exhumations militaires qui éclata en 1922, qui inspira l’auteur.

    J’ai de suite été tentée par le sujet de ce roman, l’immédiate après-guerre, 1918 et la démobilisation. J’avoue aussi que j’étais curieuse de découvrir Pierre Lemaitre dans un registre différent. Et je ne suis pas du tout déçue.
    Les gueules cassées, héros malgré eux de la 1e Guerre mondiale, font tâche dans le paysage. Le pays veut oublier et ils sont un rappel constant des atrocités vécues par tous. Que doit-on faire d’eux ? Les réhabiliter dans leurs fonctions antérieures ? Les cacher ? Les soigner ?
    Les caisses de l’Etat sont vides ; pas de soldes, pas de dédommagements et 52 malheureux francs proposés à la démobilisation… ou la possibilité de garder sa vareuse ! Pas de retraite non plus. La plupart de ces soldats ont perdu leur travail et se retrouvent liftier, homme-sandwich, dératiseur… pour un salaire de misère.
    Voilà la toile de fond du roman de Pierre Lemaitre. Une plongée au cœur d’une époque tragique, de l’Histoire.

    Nous suivons le retour de trois soldats : celui d’Henri d’Aulnay-Pradelle, promu capitaine à la fin de la guerre pour fait d’arme héroïque et celui d’Albert Maillard et Edouard Péricourt, deux exclus, ayant du mal à revenir à la vraie vie après les atrocités vécues dans les tranchées. Comment chacun vivra-t-il ce retour au quotidien ? Comment surmontera-t-il ses blessures morales et physiques ?
    Dans une langue superbe, Pierre Lemaitre signe un roman noir cynique et une fresque d’une grande vivacité. Par certains côtés, cette histoire rappelle « La chambre des officiers » de Marc Dugain. On y découvre des faits réels – désorganisation de l’Etat et de l’armée, trafic d’influence, arnaques et escroqueries, abandon physique et moral des mutilés de guerre…- mis en scène dans un roman à l’humour noir et aux sarcasmes qui font mouche. Il nous conte aussi une amitié indestructible dans une époque cynique au possible et on se délecte de sa narration d’un bout à l’autre, ne voyant pas défiler les 567 pages du roman. Et on referme le livre, certain que ces personnages inoubliables nous habiteront toujours.

    Proche des récits romanesques de l’après-guerre, ce livre de Pierre Lemaitre, d’une rare intensité, tient toutes ses promesses et nous montre un auteur parfaitement à l’aise dans ce genre auquel il ne nous a pas habitués.

    Ce sera mon deuxième coup de cœur de cette rentrée littéraire.

    Sur le bandeau, un tableau d’Otto Dix, Sunrise,1913

     

     Au revoir là-haut, Pierre LEMAITRE

     

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  • La confrérie des moins volants, Metin ARDITI1937. Le régime soviétique pille, vend et détruit les trésors de l'Eglise russe. Il ferme plus de mille monastères. Des centaines de milliers de prêtres et de moines sont exécutés. Les plus chanceux s'échappent, vivant cachés dans les forêts.
    Voici l'histoire de Nikodime, qui, avec l'aide d'une poignée de moines-vagabonds, tente de sauver les plus beaux trésors de l'art sacré orthodoxe. Où l'on rencontrera un ancien trapéziste, un novice de vingt ans et quelques autres fous de Dieu. De l'avant-guerre à nos jours, de la Russie bolchévique à la Moscou des milliardaires et des galeries d'art, l'étourdissante histoire de quelques hommes de courage.
    Et puis, bien sûr, il y a Irina. Elle fuit l'Enfer, traverse l'Europe, arrive à Paris, change d'identité... Elle est au cœur de cette lumineuse histoire de résistance et de rédemption.

    Mon avis :

    Voici le troisième roman que je lis ces dernières semaines qui se déroule en Russie. Epoques différentes, personnages différents, mais une même constance : la beauté des paysages et la rigueur du climat, la force des hommes et l’intensité de l’Histoire de ce pays.

    Dans ce récit, Metin Arditi nous fait découvrir l’histoire de Nikodime Kirilenko, moine ermite qui tenta de sauver d’immenses œuvres d’art de la destruction bolchévique. Mêlant la vérité et la fiction, il nous propose un portrait très humain de Nikodime, déchiré entre sa dévotion, ses péchés et son repentir. Soixante ans plus tard, Mathias, photographe de mode dont la vie part en déliquescence, sera amené à mettre au jour la part de lumière de cet homme qui sera élevé au rang de martyr le 26 avril 2002.

    Cette fresque historique nous raconte deux périodes distinctes de l’histoire russe et ressuscite la confrérie des moines volants sans laquelle les plus beaux trésors de l’art sacré orthodoxe auraient irrémédiablement disparu.

    Ce récit palpitant souffre cependant d’une narration inégale. La première partie historique tient en haleine. Elle nous emmène au cœur d’une période peu connue de l’Histoire soviétique et nous propose une belle galerie de portraits, aux personnalités attachantes. La seconde qui voit Mathias partir en quête de son histoire personnelle manque de souffle et d’intensité. Les personnages semblent plus estompés, moins consistants. Enfin, la dernière partie dénoue les langues et les secrets faisant se rejoindre réalité et fiction, passé et présent, dans une situation finale attendue certes, mais secouée de quelques rebondissements.

    Un bon roman, agréable à lire ; une histoire joliment contée mais pas un coup de cœur pour moi.

     

     

     La confrérie des moins volants, Metin ARDITILa confrérie des moins volants, Metin ARDITI

     

     

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  • Kinderzimmer, Valentine GOBY “Je vais te faire embaucher au Betrieb. La couture, c’est mieux pour toi. Le rythme est soutenu mais tu es assise. D’accord ?
    – Je ne sais pas.
    – Si tu dis oui c’est notre enfant. Le tien et le mien. Et je te laisserai pas.
    Mila se retourne :
    – Pourquoi tu fais ça ? Qu’est-ce que tu veux ?
    – La même chose que toi. Une raison de vivre.”
    En 1944, le camp de concentration de Ravensbrück compte plus de quarante mille femmes. Sur ce lieu de destruction se trouve comme une anomalie, une impossibilité : la Kinderzimmer, une pièce dévolue aux nourrissons, un point de lumière dans les ténèbres. Dans cet effroyable présent une jeune femme survit, elle donne la vie, la perpétue malgré tout.
    Un roman virtuose écrit dans un présent permanent, quand l’Histoire n’a pas encore eu lieu, et qui rend compte du poids de l’ignorance dans nos trajectoires individuelles.

    Mon avis :

    Telle une symphonie, l’écriture de Valentine Goby rythme de sa syntaxe les événements contés. Dès les premières lignes, aux phrases courtes, nominales, hachées, j’ai eu en tête la Marche funèbre de Wagner et elle ne m’a plus quittée. L'angoisse est là. Plus loin, les phrases s’allongent, piano : Valentine Goby décrit. Puis les juxtaposées claquent, mezzo forte : les cris fusent… Tout au long du récit, syntaxe et sémantique se répondent en parfaite harmonie, l’émotion montant crescendo. Une belle écriture, maîtrisée et forte pour décrire l’indicible.

    Des femmes ordinaires vont devenir extraordinaires par la ténacité, la force, l’abnégation qui seront les leurs dans ce camp de Ravensbruck. Par de petits gestes, des attentions aux plus faibles, des ressorts inouïs de joie ou de tendresse, des femmes vont lutter et survivre pour raconter, témoigner. Mila est l’une d’entre elle. Ni plus forte, ni plus intelligente… peut-être plus déterminée ou plus chanceuse. Comment savoir ?

    Un récit de plus sur les camps, l’horreur, l’inhumanité. Un récit de plus qui bouleverse, émeut, glace les sangs. Oui… sans doute. Mais l’émotion est contenue, pudique. Pas de descriptions atroces des sévices, pas d’exagérations ; seulement une narration juste des faits et des sentiments, du quotidien. Un besoin vital de tenir, jour après jour, heure après heure…
    Tenir grâce à cette Kinderzimmer. Cette chambre où restent les nouveaux nés. Ceux dont l’on ignorait jusqu’à l’existence tant les mères sont maigres, sans forme, et qui sont là, points de lumière dans les ténèbres, espoir de vie parmi les morts. «Cette pouponnière affirmait que survivre, ce serait abolir la frontière entre le dedans et le dehors du camp. » Envisager le camp comme un lieu de vie ordinaire. Vivre son innocence dans un milieu hostile, s'éveiller à la vie dans un univers de mort.

    Je m’attendais à être étreinte par l’émotion dès les premières pages. Mais Valentine Goby distille ses effets. Elle ne nous épargne rien mais ne noircit pas le trait. -Est-ce vraiment nécessaire devant tant d’atrocités ?- L’émotion est là, tapie, montant crescendo au fil du récit. Et l’on referme le livre bouleversé. Par le courage, la force, l’abnégation de toutes les Mila qui ont traversé cette période.
    Un récit grave et lumineux, porté par une écriture magnifique.

     

     

     Kinderzimmer, Valentine GOBYKinderzimmer, Valentine GOBY

     

     

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  • Sans nul espoir de vous revoir, Françoise PIRARTJanvier 1820. Jeremy Alexander Voight, jeune ténor promis aux succès parisiens, s'engage sur un coup de tête dans l'expédition du capitaine William Drawbee : la traversée de l'Empire russe jusqu'à l'extrême Nord-Est de la Sibérie, un voyage extrêmement risqué.
    À Paris, Élisabeth d'Ancourt se désespère de ne plus avoir de nouvelles de Jeremy, alors qu'ils se sont quittés sur une dispute. Tous deux ont vécu une relation hors du commun, un amour non consommé mais profond.
    Attente, silence, lettres perdues ou volées, nature grandiose qui remet l'humain à sa juste place, étendues désertiques, tempêtes de neige, solitude et hallucinations, rudes confrontations avec des Yakoutes, aurores boréales, amitié virile, amour tourmenté - ce roman est l'histoire d'une passion toujours contenue entre deux êtres fiers et entiers.
     

    Mon avis :

    Dans une langue pure et soignée, Françoise Pirart explore les tourments d’une passion contenue et nous relate l’épopée fantastique de deux hommes hors du commun. Partis pour une expédition aux confins de l’Empire russe, ils vont affronter conditions climatiques extrêmes, souffrances, accidents, mort… allant au bout de leurs limites physique et morale, pour honorer leur mission.
    Par là même, l’auteure nous offre le portrait de deux hommes d’exception. Le capitaine William Drawbee, d’abord, homme droit et généreux, militaire inflexible que rien ne peut détourner du but qu’il s’est fixé. Au fil du temps, il éprouvera pour Jérémy Alexander Voight, le deuxième, un sentiment paternel profond. Celui-ci, pour qui le chant et la musique sont toute sa vie, fera preuve dans cet improbable emploi d’aide de camp, d’une rigueur et d’un courage exemplaires qui forceront le respect.

    Parallèlement à cette aventure humaine et à cette découverte d’un territoire inexploré, l’auteure nous livre la correspondance envoyée par Ninon Beauval à son amie Elisabeth. Celle-ci nous dévoile la genèse de la relation d’Elisabeth avec Voight et les raisons de sa fuite au bout du monde. Une passion impossible, romantique à souhait, où se mêle sentiments vrais et frustrations.
    Jamais Elisabeth ne s’exprimera dans ce roman. On ne la découvre qu’à travers les yeux de son amoureux et des lettres de sa confidente, quelque peu perfide vu qu’elle n’hésite pas à quémander les confidences pour ensuite s’en gausser auprès de sa cousine.

    L’opposition entre ces deux relations qui nous sont livrées en alternance est imparable. L’une virile et franche est basée sur le respect mutuel ; l’autre dévoile les faux semblants et la perfidie dont sont capables les femmes.

    D’un style brillant, à la construction narrative intelligente, aux tournures impeccables et au vocabulaire choisi, ce récit m’a enchantée. J’ai particulièrement goûté au récit de voyage, dévoilant la rudesse de la vie dans l’Empire russe du 19e siècle et la beauté sauvage des paysages. L’idée d’alterner ces descriptions avec le récit épistolaire de la relation d’Elisabeth et d’Alexander est judicieuse. Cela éclaire les circonstances du départ de ce dernier et les états d’âme des amoureux, sans alourdir par des digressions, sa narration de l’expédition. Ces lettres nous dévoilent la difficulté d’aimer, de le vivre et de se le dire. Un thème universel et intemporel.
    Pourtant, au fil des pages, ces lettres au style suranné, souvent futiles et répétitives m’ont lassée. L’intérêt que j’éprouvais pour l’aventure vécue par les deux explorateurs souffrait de ces interruptions trop régulières.
    Ceci mis à part, j’ai beaucoup aimé ce roman, l’originalité de l’histoire, son traitement et la finesse de l’écriture de Françoise Pirart. -Dans un autre registre, je l'avais découverte avec « Simon, l’enfant du 20e convoi », un roman pour adolescents paru en 2009. Je l’avais déjà appréciée.- Il me reste à découvrir la  quinzaine d’autres ouvrages qu’elle a à son actif.

    Merci à Minou qui m’a offert ce beau roman que j’inscris au challenge Luce Wilquin et que je vous recommande !

     

     

     Sans nul espoir de vous revoir, Françoise PIRARTSans nul espoir de vous revoir, Françoise PIRARTSans nul espoir de vous revoir, Françoise PIRART

     

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  • Berlin, ville de fumée, Jason LUTESNous retrouvons le peuple allemand aux prises avec les interrogations suscitées par les événements du 1er mai 1929. Désormais liés par la passion, le journaliste Kurt Severing et l’artiste peintre Marthe Müller poursuivent leur engagement esthétique et militant. Le développement des idées nazies semble irrésistible mais, devant la montée des discours guerriers, la vie nocturne de Berlin paraît plus active que jamais, entre boites de jazz et égéries lesbiennes. Crise économique, oppositions politiques, élite indifférente et racisme ambiant, toute ressemblance avec l’époque contemporaine n’étant pas fortuite…

    Mon avis :

    Berlin est la vraie héroïne de ce deuxième tome qui rend merveilleusement bien l’ivresse, l’insouciance, la frénésie et les passions de l’époque.

    Nous retrouvons Marthe, Kurt et surtout les autres et les suivons dans un Berlin où les antagonismes sont nombreux. Les meurtres du 1er mai 29 sont sur toutes les lèvres et la ville est encore sous le choc. Kurt et Marthe partent à la rencontre des témoins.
    L’hyperinflation puis la crise de 1929 frappent de plein fouet les prolétaires qui ne voient d’espoir, pour la plupart, que dans le KPD, parti communiste allemand. Six cent mille Berlinois sont au chômage, espérant recevoir l’aide de l’association d’aide sociale aux travailleurs (AWO). L’espoir cède lentement le pas à la désillusion. Parallèlement, les intellectuels et les riches Berlinois vivent bien, s’étourdissant dans des fêtes et une vie nocturne où tous les débordements sont permis. Liberté et permissivité semblent les maîtres mots de cette société qui s’étourdit, reléguant les discussions politiques au deuxième plan. L’élite intellectuelle se sent proche des idées communistes et de la culture d’avant-garde qui émerge en URSS.
    Berlin est une des plus grandes agglomérations du monde et l’esprit d’expérimentation et de liberté touche tous les secteurs de la production artistique. Elle est la capitale européenne de la culture affichant ostensiblement son cosmopolitisme et sa fascination pour l’Amérique. Toute personnalité illustre l’a visitée ou habitée. Les nombreux cafés et salons constituent l’infrastructure culturelle de l’époque. On croisera dans ce tome 2, Joséphine Baker, un quatuor de jazzmen noirs, Edward Molyneux et Lucien Lelong…

    Jason Lutes nous raconte l’Histoire en la ramenant à taille humaine, la rendant plus proche, plus sociale. Quand une partie de la population swingue, insouciante, et s’adonne aux plaisirs, d’autres assistent impuissants à la chute de leurs rêves jusqu’à croire qu’un seul homme sera capable de leur rendre espoir et fierté. On assiste alors à des affrontements de plus en plus rudes et violents jusqu’aux élections finales où les nazis gagnent cent cinq sièges. Est-ce la fin de la République de Weimar ?
     


    Berlin, ville de fumée, Jason LUTES

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  • Berlin, La cité des pierres, Jason LUTESBerlin, la cité des pierres, est la première partie d’un captivant récit imaginé par Jason Lutes. Les personnages principaux, le journaliste Kurt Severing et l’artiste peintre Marthe Müller, évoluent au milieu d’événements historiques dramatiques, au temps des heures sombres de la république de Weimar. La cité des pierres couvre une période de huit mois passés à Berlin et reconstitue méticuleusement les espoirs et les combats de ses habitants au moment où leur futur semble s’obscurcir devant la montée d’une ombre menaçante.

    Mon avis :

    Ce roman graphique nous entraine dans le Berlin de la fin des années vingt, plus précisément de septembre 1928 au 1er mai 1929, au temps de la république de Weimar. Son auteur, Jason Lutes, est né en 1967 dans le New Jersey. Il a vécu plusieurs années à Berlin avant de réaliser son album, afin de découvrir l’Histoire qu’il n’avait pas apprise à l’école.
    Nous suivons l’histoire parallèle d’une jeune femme, Marthe Müller, montant à Berlin pour y suivre des cours aux Beaux-arts et celle de Kurt Severing, un journaliste dans la quarantaine. Ils se rencontrent dans le train qui les emmène à la capitale, échangeant sur la situation politique chaotique que Kurt, homme lucide sur la tournure des événements, relate à cette jeune femme qui ne connait pas la ville.
    Nous les regardons évoluer ensuite chacun dans leur cercle professionnel ou privé en même temps que David, Anna, Gudrun, des personnages aux antipodes économiques et sociaux, qui vont croiser leurs routes et se trouver aux prises avec les soubresauts de l’Histoire. L’occasion pour l’auteur de nous confronter à la violence de cette époque. Sa reconstitution du Berlin des années 20, plus vraie que nature, nous permet de croiser une foule de personnages hauts en couleurs auxquels se mêlent des figures historiques telles Rosa Luxembourg, Karl Liebknecht, Frans Masereel...

    Les dessins, dans la continuité de la ligne claire, sont épurés et nous présentent une ville très esthétique -même dans ses ruines, vestiges de la 1e Guerre mondiale- dans laquelle on perçoit bien l’âme berlinoise. J’ai beaucoup aimé me retrouver dans les rues et places que je connais, à quatre-vingt ans d’intervalle. Les vues de la ville sont magnifiques et témoignent d’un travail de recherche minutieux. Le noir et blanc confère à l’ensemble un côté document historique un peu désuet qui lui sied à merveille.
    Alternant vaste plan d’ensemble urbain et prise de vue rapprochée, Jason Lutes a joué de tous les aménagements de cases possibles. Cela donne de la consistance et un rythme au scénario tout en plaçant Berlin au cœur des événements et des faits divers racontés par l’auteur et c’est un réel plaisir.

    Ce premier tome de 213 pages prend le temps d’installer le cadre, la situation et les personnages, créant la densité et la force de l’histoire. Les tensions, la superficialité des uns, la misère des autres, les oppositions partisanes, la colère qui gronde… sont particulièrement bien rendues. Ce récit de fiction ancré dans des faits historiques et une ville en évolution est tout à fait crédible. Il se termine sur une note tragique n’augurant rien de bon pour la suite. Mais ça, on le savait déjà…

    Paru en 2001 et réédité en 2009 chez Delcourt, ce magnifique roman graphique dont il est difficile de se détacher est pour moi un vrai coup de cœur.

     

     Berlin, La cité des pierres, Jason LUTES

     

     

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  • Dark room, Mémoires en noirs et blancs, Lila QUINTERO WEAVEREn 1961, Lila a cinq ans, lorsque sa famille quitte l’Argentine pour s’installer à Marion, Alabama où elle découvre la réalité du Sud ségrégationniste.
    Lila grandit en même temps que le mouvement des droits civiques prend de l’ampleur. Immigrée, ni noire ni blanche, elle porte un regard perçant sur le racisme ambiant, celui du bon sens de l’enfance.

    Mon avis :

    Darkroom, c’est la chambre noire de Nestor, le père de Lila. Celle où il a développé les photos qu’il prenait de sa famille, de son pays l’Argentine, de l’Alabama et des événements qui ont marqué ceux-ci. A partir de ces instantanés, Lila Quintero Weaver relate ses souvenirs d’enfance et d’adolescence : l’arrivée dans un pays différent, la découverte d’une autre langue et d’autres modes de vie, le regard des gens, et cette habitude, nouvelle pour elle, de classer les hommes selon leur couleur de peau. Se pose alors, pour cette petite fille et ses frère et sœurs la question de l’appartenance à une communauté. Ils ne sont pas noirs mais ne se sentent pas blancs. Comment se définir alors ?
    Chacun s’acclimatera plus ou moins bien à la situation, avec sa personnalité, son caractère et les aléas de la vie. Lissy, sa grande sœur n’aura de cesse de s’intégrer et de vouloir ressembler à cette Amérique où elle est née et à laquelle elle s’identifie, leurs parents, bien qu’intellectuels, refuseront ce qu’ils considèrent comme dangereux (la télévision, la nourriture américaine…), même la langue anglaise sera vue comme un obstacle à un retour en Argentine et ils ne la parleront jamais avec leurs enfants. Au point que Lila en aura honte. Lila qui cherchera longtemps sa place dans une société ségrégationniste qu’elle refuse mais où changer les mentalités n’est pas aisé, qu’elles soient blanches ou noires.

    Ce roman graphique est une plongée dans l’Histoire de l’Alabama de 1961 à 1971 à travers celle d’une famille immigrée. La petite et la grande histoire se mêlent subtilement pour nous dresser le portrait d’une époque et celui de Lila qui se construira à travers elle. Son point de vue d’enfant doublé du recul de l’adulte, quelques années plus tard, donne profondeur et force au récit. Le propos n’est pas de nous compter la ségrégation par le menu, mais de nous la faire comprendre à travers plusieurs faits marquants. Un récit bouleversant et original à la fois.

    Les dessins figuratifs réalisés au crayon noir sont superbes ; noirs et blancs comme le peuple américain. Ils enrichissent le propos par leur ligne pure allant à l’essentiel.
    Chez le même éditeur, j’avais déjà beaucoup apprécié « Les lumières de Tyr ». Ce roman confirme que Steinkis sait choisir ses scénarios et ses illustrateurs.

    Un récit remarquable et d’une grande qualité esthétique à conseiller à tous et surtout aux jeunes afin qu’ils découvrent cet épisode de l’Histoire.
    Merci à Babelio et aux éditions Steinkis pour cet envoi de la dernière Masse critique.

     

     

     

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